20 décembre 05*
— Tu es prête Marie ? demanda Françoise.
Elle passa sa tête par l’ouverture de la porte.
Marie…
— Non, je n’arrive pas à me lever…
Françoise soupira.
— J’arrive. Il va falloir tu te débrouilles pour y arriver seule quand même !
— Je suis désolée… s’excusa la jeune fille.
Ses pommettes rosirent de confusion. Françoise posa son sac à main au bout du lit et s’approcha de sa fille adoptive pour lui tendre une main secourable.
- Allez, appuis-toi.
La jeune fille se mordit les joues et s’obligea à déplier ses jambes. Elle toucha le sol de ses pieds. Elle sentait déjà ses jambes trembler sous l’effort qu’elles allaient fournir.
— Dépêches-toi ! s’impatienta Françoise, Jacques nous attends, et il doit retourner au bureau.
La jeune fille bafouilla des excuses et finit de se mettre debout. Une douleur diffuse remonta jusque dans ses hanches mais elle se retint de le dire. Françoise n’aimerait pas.
— Où sont tes chaussures… Ah !
Françoise se pencha sous le lit pour attraper la paire de bottes qu’elle avait acheté la veille.
— En tout cas, j’ai eu l’œil, pour tes vêtements ! N’est-ce pas ?
Françoise détestait aussi qu’on ne réponde pas à ses questions, même si la plupart du temps elle parlait seule. La convalescente hocha donc timidement la tête.
— Bon, on peut y aller ?
— Oui.
— En route alors ! Marie ? Tu viens !
La jeune fille attrapa la main que sa mère adoptive lui tendait et elles partirent à travers les couloirs.
Marie…
La jeune fille prit garde à ne pas regarder autour d’elle. Elle entendait les bruits de l’hôpital depuis des semaines, elle les connaissait par cœur. Mais elle ne voulait pas voir ce qui les faisait. Elle préférait les ignorer.
— Tu sais, beaucoup de choses ont changé depuis… discutait Françoise.
— Depuis quoi ?
— Depuis ton accident ! Tu ne te souviens toujours de rien ?
Non. Elle ne se rappelait de rien. Ni de l’accident dont tout le monde lui parlait. Ni de ses parents qui y avaient perdu la vie. Rien.
— Les médecins ont dit que ça te reviendrait sûrement… par bribes… mais bon. Tu n’as à t’inquiéter de rien. Nous sommes ta famille maintenant. Jacques et moi.
La jeune fille observa Françoise. Quarante ans, les cheveux courts, blanchissant, la femme qui se tenait devant elle avait des traits agréables, que quelques petites rides agrémentaient pour lui donner un air chaleureux. Toujours bien habillée, Françoise semblait un peu timide et très effacée. Ce qui ne l’empêchait pas d’être bavarde lorsqu’elle se retrouvait avec des personnes qu’elle connaissait.
Depuis son réveil, depuis qu’on lui avait expliqué comment elle s’était retrouvée à l’hôpital, la jeune malade n’avait qu’une question qui lui brûlait les lèvres. Pourquoi Françoise l’avait-elle adoptée ? Est-ce qu’elles se connaissaient d’avant ? Pour la énième fois depuis qu’elle avait ouvert les yeux, la jeune fille ouvrit la bouche. C’était peut-être le bon moment. Il fallait qu’elle pose cette question maintenant. Avant qu’elle ne quitte l’hôpital. Après, il serait peut-être trop tard…
— Eh bien ? qu’est-ce que tu as ? s’enquit Françoise en la voyant ainsi.
— Euh, rien, murmura la jeune fille.
Françoise fit la moue. Une lueur d’inquiétude passa dans ses yeux, mais sa fille adoptive ne le vit pas. Cette dernière se morigéna. Elle avait encore raté l’occasion de poser sa question. Etrangement, elle ressentait le besoin pressent de connaître la réponse. C’était plus fort qu’elle. Mais à chaque tentative, une force mystérieuse lui serrait le cœur, l’empêchait d’aller plus loin, et elle restait là, indécise et ridicule.
Elles finirent par arriver dans le hall d’accueil. Il y avait peu de monde. Un silence artificiel y stagnait, attendant les cris, les blessés apportés en urgence, les sirènes des ambulances. A un comptoir, un homme d’âge mûr parlait avec une secrétaire, de nombreux papiers en main.
— Reste là, dit Françoise.
Elle indiqua à sa fille adoptive une rangée de sièges préfabriqués collés au mur. La jeune fille s’en approcha. Elle allait s’asseoir lorsqu’une affiche attira son attention. Un pincement au cœur. Puis un frisson. La jeune fille commençait à connaître ce sentiment. Comme un avertissement. Le même que lorsqu’elle tentait de poser sa question à Françoise. Cette dernière attendait patiemment qu’une secrétaire arrive pour lui faire remplir les derniers papiers nécessaires. Après avoir vérifié que sa mère adoptive ne la regardait pas, elle s’approcha du mur, qui était couvert d’affiches. Certaines exposaient des gestes simples pour rester en forme, d’autres renseignaient sur des numéros d’urgences ou des maladies dangereuses. C’était une de ces dernières qui avait attiré l’attention de la jeune fille. Un peu plus grande que les autres, avec une police formelle et des couleurs sombres, l’affiche attirait l’œil.
« Litteris demens» c’était le titre, écris en gros, en blanc, en capital. Impossible de le manquer. Il n’y avait pas de photo en dessous, aucune illustration. Juste une série de commentaire qui décrivait la maladie. La jeune fille parcouru le texte rapidement. Sujets extrêmement sensibles et contagieux. Aucune caractéristique physique particulière. Ils se fondaient dans la masse dans l’espoir de contaminer le plus de monde. Rebelles. La jeune fille fronça les sourcils, quel était le rapport ? Une personne ayant été en contact avec eux était facilement identifiable par son comportement. Elle ne parvenait pas à se maîtriser, contrairement à ces « litteris demens » qui était passé maîtres dans l’art de dissimuler leurs sentiments. La victime était prise de pulsions étranges, et se mettait à utiliser des mots incompréhensibles. Autres signes : la personne se mettait à parler d’évènements futurs impossibles, à faire des suppositions improbables sur son avenir, et ne cessait de paraître ailleurs, déconnectée de la réalité.
— Marie !!
Marie…
La jeune fille se retourna, surprise. Elle afficha un air neutre à son visage, pourtant elle se sentait coupable. Elle n’aurait pas dû s’approcher autant de cette affiche. Le pincement au cœur l’avait prévenu.
— Qu’est-ce que tu faisais ? s’inquiéta Françoise. Allons-y, Jacques nous attends !
La jeune fille suivit sa mère à travers le hall. Dehors il faisait un froid monstre. Des rafales de vent balayaient sauvagement le parvis de l’hôpital. Une voiture les attendait à quelques mètres de là. Elles s’y précipitèrent.
— Bienvenue à bord ! s’exclama Jacques en se retournant. Comment ça va Marie ?
Marie.
La jeune fille sourit gentiment et étouffa le malaise qu’elle sentait poindre en elle.
Marie.
Elle ne se souvenait de rien.
Juste qu’elle aurait dû mourir.
Et qu’elle ne s’appelait pas Marie.